La charité

Pour faire tomber le cola, j'ai donné un coup de botte sur la machine distributrice. " Hey ! qu'elle me dit. On ne frappe pas sur les machines. Vous voudriez que je vous frappe moi ? " Je crus un instant qu'il s'agissait d'un nouveau modèle avec un message intégré, mais guidée par la sensation d'une présence, j'aperçus derrière moi une jeune fille, noiraude, tout juste quinze ans, maquillée et empestant une odeur de colle et de caoutchou brûlé. Avachie sur le sol en position foetale, moulée dans un costume de latex synthétique bleu sombre serti de brillants, on aurait dit une junky en panne de courant. Dans ses yeux topazes moirait une lumière électrique bizarre qui ne provenait vraisemblablement pas du reflet des néons. Sa main pliée sur le sol, désarticulée au poignet, laissait sortir quelques fils dont la plupart couraient le long du mur jusqu'à la prise électrique où on pouvait apercevoir pendante, la fiche de la distributrice débranchée. "J'aurai bientôt fini, lâcha-t-elle ensuite. Si tu peux attendre, je te donnerai toutes les boissons que tu voudras. " Je restai médusée devant ce qui m'apparaissait être une créature extraterrestre ou pire, un produit militaire échappé du combat. " Tu vois, continua-t-elle après un moment de silence, je n'ai pas choisi d'exister. " Sur ce point, je la comprenais. Personne n'avait choisi d'exister. Je tentai de ramasser ce qu'il fallait de vocabulaire pour articuler mon empathie, mais elle continua presque aussitôt. " Et ce qui me tue dans tout ça, ce n'est pas ce que je suis devenue, ni ce que je peux encore devenir. Là-dessus, je suis même rassurée. L'avenir sera bon pour moi. Tôt ou tard, je mourrai. Mais ce qui par-dessus tout me tue, plutôt, c'est cette foutue vie qui a fait de moi une estropiée. " Il fallait l'admettre, elle était en très mauvais état. Mais dans quel état devait être cette chose exactement ? Il était difficile d'évaluer ce qu'un bout de ferraille devait présenter comme signe de santé. Devais-je me fier à la couleur de la peau, au teint électrique de ses cheveux, à ses yeux éblouissants tels deux lumières de voiture perdue au loin sur une route déserte de l'Arizona ? " On m'a d'abord entraînée pour que je puisse marcher et parler comme une humaine. J'ai ensuite étudié des dizaines de langue, une foule de techniques de combat. J'ai mis sept ans, sept, je vous jure, bon sens, sept foutues longues années à assimiler ce qu'un être humain normal pourrait tout juste assimiler en une vie ! Et qu'a-t-on dit de moi ? " Qu'elle était inutile. Qu'on ne pourrait l'utiliser à aucune fin. Il valait mieux se tourner vers des prototypes d'un autre genre, mieux conçus et plus spécialisés pour les tâches requises. " Je ne suis pas un simple produit militaire, moi ! hurla-t-elle." Elle était plus exactement la conception d'un génie, le docteur Ehrweguine. Elle s'appelait L.U.C.I.E. "La preuve, me dit-elle, je te ferai sortir tout ce qu'il y a là-dedans en moins de deux. Seulement voilà, admit-elle enfin, j'aurais besoin d'un peu de monnaie." Incrédule, je lui remis quelques pièces. Elle me remercia, les attrapa, se releva, rebrancha la distributrice, appuya sur le bouton du cola, puis elle asséna un violant coup de pied. Tombèrent aussitôt en une série continue de "toc" une vingtaine de bouteilles toutes bien brassées...

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